Le trille du diable… romans de Dominique Preschez par Claire Fourier

Le trille du diable

 par Claire Fourier

Attention : « Beklemnt », note Beethoven sur la partition du 13ème quatuor. Il se passe quelque chose. Quoi ? Un léger souci. On a dérangé le compositeur.
Attention. Il se passe quelque chose. Voici « Le trille du diable », de Dominique Preschez. Le battement inattendu d’un cœur qui fut dérangé naguère et vient aujourd’hui nous déranger. 
Ce titre, d’où venu ? Un compositeur du 18e siècle, Giuseppe Tartini, était malade, il confia son violon au diable pour qu’il lui jouât un air. Le diable joua avec tant de finesse et de beauté que le musicien faillit en perdre la vie. Il fut guéri. Il composa à son tour une sonate. Désespéré de ne pouvoir faire aussi bien que Satan, il la nomma « Sonate du diable ».
Quand ma sage et fantaisiste grand-mère avait dit de quelqu’un qu’il était « comme c’est pas permis », elle avait tout dit ; on était prié d’avoir compris et de ne pas insister. Dominique Preschez est un homme « comme c’est pas permis ». Je vais tout de même insister. J’ai lu « Le trille du diable », j’y ai rencontré un homme « vrai comme c’est pas permis ».
« Le trille du diable » est l’autobiographie en éclats, époustouflante de naturel et de sincérité, d’un compositeur, organiste, poète. De prime abord, on est désarçonné par une syntaxe curieuse, pour ne pas dire aberrante parfois. Comment il bâtit ses phrases, ce diable d’homme ! On a envie de corriger. On se retient car c’est à l’auteur de nous conduire, pas à nous de lui dicter sa route. On s’y fait donc, on abandonne les anciens parapets du Bescherelle, on épouse cette touffeur et cette explosante-fixe. Nous voici embarqués dans un roman biseauté que l’auteur a pris soin de présenter comme romans au pluriel et qui est une pièce de musique autant qu’un livre.
Dominique Preschez m’apparaît comme un fleuve né sur une montagne intérieure pentue et qui, plein d’élan, nourri d’une foule d’affluents (influences), dévale, heurte les rives, les cailloux, à gauche, à droite, et même cogne l’air ; ça jaillit, ça roule, ça éclate, ça ricoche, les embruns ont pour noms, eh oui : comtesse de Ségur, Jean Genet, Tardieu, Fauré, Blanchot, les Pink Floyd, Marie Noël, La Fontaine, Maïakovski, Tino Rossi et le plus beau tango du monde, Schubert, David Bowie, Bataille, Otto Dix, j’en passe. Il y va d’une culture tous azimuts, phénoménale. On dirait que notre homme a passé sa vie à lire, écrire, écouter, composer. A-t-il trouvé le temps de vivre ? Oui, et comment ! Le livre se ressent d’une existence débordante – et border line. Toxicomanie, homosexualité, candeur, noirceur, rien n’est étranger à l’auteur. Et rien n’arrête le flux. L’auteur chaloupe avec l’aisance du vrai poète entre les intellectuels et les palefreniers, les célébrités et le quidam, la famille et l’étranger, le quotidien et l’exceptionnel, les plaisirs et les souffrances. Non moins que la culture, fantastique est l’intérêt porté à ce qui d’emblée paraît insignifiant.
Ce qui m’a frappée dans « Le trille du diable », c’est un mélange de brutalité et de sensualité, de rudesse et de délicatesse ; c’est une fraîcheur d’enfant chez un homme robuste mais précocement vieilli par l’AVC qui l’a un moment laissé pour mort. J’ai été émue par un homme qui se dit « rené » et nous livre des mémoires d’outre-tombe avec l’impétuosité de qui n’a plus rien à perdre et, à la façon dont on jette un gant au pied de l’adversaire, met sa peau sur la table, comme Céline voulait qu’on le fît. Dans ce défi, toutes les valeurs se retrouvent cul par-dessus tête.
« Beklemnt ». Attention. Il se passe quelque chose. Dominique Preschez, c’est une oreille qui entend pousser l’herbe autant que gronder le tonnerre, un œil auquel n’échappe aucune nuance de couleur. Attentif au trajet décentré de tout ce qui bouge, il voit l’intervalle, il entend l’intervalle. (L’intervalle, espace sacré chez les Celtes.) Et il capte l’essentiel. C’est un nomade qui tresse souvenirs, expériences, sensations, atmosphères, jouant avec ce qui fait une vie exactement comme il joue du piano. Oiseau, pêcheur (et pécheur, mais plus innocent, tu meurs !), cet homme diablement énergique ramasse tout dans le chalut des mots ou dans son trille. Intarissable, il croque des idées musicales mais ne s’attarde pas. Ne jamais s’appesantir ! D’arpège en arpège, les paragraphes décousus résonnent comme des impromptus.
Vous qui aimez la vie comme un fleuve tranquille, passez votre chemin, ce livre n’est pas pour vous. Mais pour qui la vie fut-elle jamais un fleuve tranquille ? Alors montez dans la chaloupe, acceptez les hauts et les bas et d’être dérangés à votre tour, bousculés, contaminés par ce dynamisme et irrigués par une crue limoneuse.
Cela dit, jamais un fleuve ne reste longtemps hors de son lit, et le lit de cette autobiographie fragmentée, c’est ce que l’on appelait naguère joliment l’aménité. Amen. Un oui aimable au destin. Ainsi le torrent finit-il par retomber en pluie d’une douceur paradoxale, et jamais (par quel miracle ? mais celui du don !) en dépit des fractures grammaticales, n’est altéré chez le lecteur le sentiment d’un flot continu et mélodique.
Le livre est-il d’un diable ou d’un ange ? Allez savoir. Venez tous sous mon aile, semble dire un ange, nouant puis semant ses noirs petits récits, ses multiples références qui crépitent et lancent des escarbilles dans les yeux des Poucets que nous sommes. Sommes-nous aveuglés ? Sommes-nous guidés ? Guidés, je crois. Par un souci de transcendance. C’est qu’il y a une mystique dans ce livre animé par les passions humaines. Comment n’y en aurait-il pas ?
Titulaire de l’orgue de Deauville, au petit matin, les yeux dans le ciel et nu-pieds, abandonnant le pédalier, Dominique Preschez va, marchant dans le sable mouillé, « solo parlando ». L’organiste est un homme seul. Perché en haut de l’église, il ne voit pas le public, n’est accompagné par aucun orchestre. Comme abandonné dans une forêt de tuyaux, il ressent une frustration qu’il combat en faisant corps avec les multiples claviers devant lui ; c’est un homme-orchestre, jouant ensemble de tous les instruments. L’organiste est un introverti, un être asocial, tout à sa mémoire et à celle d’un instrument aussi puissant qu’ancien. « Le Trille du diable » est fait de notes écrites, jouées sur de multiples claviers par un homme-orchestre tourné vers le Très-Haut.
« Beklemnt ». Attention. Il se passe quelque chose. Quoi ? Le trille du diable, c’est Jacob luttant avec l’Ange, dans le tableau de Delacroix.
Dominique Preschez est du Havre. Au cours d’une existence itinérante, j’ai vécu là trois ans, j’ai aimé cette ville plus qu’aucune autre. Car même reconstruite, la ville demeure en quête de son âme perdue, et le fantôme de l’âme absente, errant dans les larges avenues parcourues par le vent, donne étrangement au Havre-de-Grâce un supplément d’âme. Dominique Preschez est habité par ce supplément d’âme, – par ce jadis dont Quignard dit qu’il est ensemble la présence du passé dans le présent et une réserve d’avenir.
J’ai rencontré autrefois le cinéaste Paradjanov. Il y a quelque chose de Paradjanov chez Dominique Preschez : l’exquise sensibilité esthétique et l’énormité amoureuse. J’ai reconnu chez lui ce que j’ai aimé chez Bernard Noël, Pierre Sipriot, Jean Markale, Jean-Paul Rocher (un de mes éditeurs). Des hommes qui fascinent parce qu’ils tiennent du monstre tant ils échappent aux normes et sont, en même temps, d’une douceur inconcevable.
Surtout Dominique Preschez, c’est le capitaine Nemo jouant de l’orgue dans le Nautilus. Il fait intensément, puissamment corps avec son langage. C’est parfois oppressant. Il improvise pour se délivrer. L’improvisation, aime-t-il souligner, n’est pas un abandon, c’est « le résumé d’un songe ancien et une ouverture sur l’avenir du langage. L’improvisateur, ou dormeur éveillé, se rend à l’origine du langage musical, à ce point initial où le silence de l’être s’ouvre sur l’humanité du langage. » Atypique, lyrique, polyrythmique, fluide quoique heurté, provenant d’une combustion intérieure ; traduisant, en contrepoints et de manière inachevée, « l’homme et son désir », « Le trille du diable » est cette improvisation lourde de sens, or ailée tel un oiseau.
« Au fond », Dominique Preschez joue et fait scintiller, vingt mille lieues sous la mer, dans un rai de lumière d’où venu ? – de son épaisseur humaine, sa générosité, son sourire, son optimisme, sa ferveur, d’une incroyable capacité d’amour ? – une déconcertante et non moins concertante toile d’araignée musicale. « Le trille du diable » est une poignante « Nuit transfigurée ».

(Dominique Preschez, « Le trille du diable, romans », éd. Tinbad, février 2018, 18 euros.)

 

 

Claire Fourier, le  19 février 2018